BEYOND THE BLUE HORIZON - PEG CARROTHERS

En 2001, lors de la parution de son premier album, “Blue Skies”, enregistré deux ans plus tôt avec une poignée de musiciens talentueux issus de la scène jazz de Minneapolis et dirigés par son mari,un certain Bill Carrothers, en passe alors de s’imposer comme l’un des pianistes les plus subtils et raffinés de sa génération, Peg se présentait de cette façon : “Nous vivons actuellement dans la péninsule supérieure du Michigan avec deux enfants, un chat et un poisson rouge… La musique est ce que j’ai de plus précieux dans la vie pour supporter ce monde de fous…”
Vingt années ont passé et les choses sont peu ou prou les mêmes. Le couple vit toujours à Mass City, à quelques encablures du Lac Supérieur. Les enfants ont grandi…
D’autres chats, d’autres chiens sont venus peupler la maison. Bill est devenu un maître incontesté du piano jazz contemporain. Peg, 55 ans désormais, ne fera jamais de la musique son métier…
Certes, plusieurs disques ont paru, ça et là, dans l’intervalle. Un second sous son nom, “Edges of my Mind”, publié en 2014 par le label Vision Fugitive. Et une poignée d’autres en compagnie de Bill (“Armistice 1918” (2004), “Playday” (2008), “Sunday Morning” (2013)) ou du violoncelliste Matt Turner (“The Voices that are Gone” paru en 2009 et consacré au répertoire du grand compositeur américain Stephen Foster).
Mais fondamentalement Peg Carrothers est restée la même. Unique. Intemporelle. Incomparable.
Totalement inassimilable à quelque mouvement esthétique relevant spécifiquement de notre pseudomodernité “globalisée” — totalement actuelle de ne jamais chercher à se conformer.
Comme si finalement, profondément ancrée dans son Amérique intérieure, vaste territoire tout à la fois géographique, idiomatique, culturel et imaginaire, Peg, depuis son plus jeune âge à l’église ou dans les réunions de famille, ne savait faire autrement que chanter ce qu’elle vit, comme elle vit, là où elle vit, pour elle-même et les siens — inscrivant sa voix au présent dans le prolongement “naturel” de toutes celles qui avant elle auront emprunté et traversé les mêmes chansons, et tirant sa profonde originalité d’une sorte d’effacement égotique dans ce grand choeur/corps collectif…
Car c’est là sans doute son paradoxe le plus riche et fécond — rien d’autarcique, d’étroitement communautaire ou d’ostensiblement passéiste ne vient jamais limiter la portée universelle de cette “musique domestique”, traversée à sa manière par le temps qui passe et le brouhaha du monde…
Ce nouveau disque, “Beyond The Blue Horizon”, enregistré à Minneapolis en compagnie toujours de la même équipe de musiciens (Bill Carrothers au piano, Dean Magraw à la guitare et Billy Peterson à la contrebasse), en est, une fois encore, la magistrale illustration. Puisant comme à l’accoutumée dans le vaste répertoire de son patrimoine, de sa mémoire et de ses goûts, Peg Carrothers y concocte avec une folle liberté un programme extraordinairement cohérent sous ses allures disparates — réunissant une poignée de standards de jazz des années 30 et 40 (“Sweet and Lovely”, “Dream”, “Moonglow”…) ; quelques pépites issues du Great American Songbook (“Beyond The Blue Horizon” ou encore “Happy Days Are Here Again”, mélodie tirée d’une comédie musicale de la fin des années 20 devenue en 1932 la chanson fétiche de la campagne présidentielle de Roosevelt …) ; deux ballades pop magistralement réinventées (“I’ll Stand By You” de Chrissie Hynde ; “Right When It Belongs” de Trent Reznor, leader du groupe Nine Inch Nails !) et une magnifique chanson originale composée par Bill Carrothers autour d’un texte du poète russe Konstantin Simonov (“Wait For Me”).
Comme constamment “mise à distance” par la grâce spectrale et onirique d’arrangements minimalistes d’une grande sophistication, la voix diaphane, éthérée, détachée de Peg Carrothers s’insinue dans les méandres et replis de ces thèmes faussement simples pour en offrir des interprétations troublantes, ouatées, pleines de langueurs et de lenteurs hallucinées, ouvrant sans ostentation ni effets grandiloquents quelques perspectives fugaces sur l’“envers du décor” du rêve américain, à la manière oblique des films de David Lynch.
C’est toute la magie du chant brut et sophistiqué de Peg Carrothers que d’agir face à ce “monde de fous” avec lequel faire et composer, à la fois comme une mise à nu et une conjuration…

STÉPHANE OLLIVIER

Peg Carrothers: voix

Bill Carrothers: piano

Dean Magraw: guitares, mandoline

Billy Peterson: basse




Revue de presse

26/05/2019

Beyond the blue horizon - Peg Carrothers

Plus d'infos