RICERCARE - PHILIPPE MOURATOGLOU TRIO

Il y a mille manières de peindre. Au temps de la Renaissance, toute œuvre se devait peu ou prou de suivre un certain canon répondant à des règles précises, selon qu’il s’agisse d’un retable d’église, d’une scène de bataille ou du portrait de quelque noble commanditaire. C’était alors dans d’infimes libertés prises avec ce modèle imposé que transparaissait la personnalité de l’artiste : un détail à l’arrière-plan, une perspective originale, un jeu de regards entre les personnages devenaient autant d’indices de la signature d’un grand maître. À l’opposé, les peintres du XXe siècle expérimentèrent des formes radicalement ouvertes, jusqu’à laisser s’immiscer dans leur art le hasard et la contingence. « J’attends ce que j’appelle “l’accident”, disait Francis Bacon : la tache à partir de laquelle va partir le tableau. »

Sans doute parce que sa pratique englobe aussi bien les compositeurs du XVIe siècle que l’improvisation la plus contemporaine, l’approche de Philippe Mouratoglou se situe pour ainsi dire à la croisée de ces différentes démarches. Car en peinture comme en musique, tout est question de point de départ, et de la manière dont on le développe. Dans certains cas, il pourra tout simplement s’agir d’une composition préexistante, à l’instar du fameux standard de Jimmy Rowles The Peacocks, immortalisé par le pianiste aux côtés de Stan Getz en 1975. Si guitare et contrebasse restent au plus près du thème, laissant parler d’elles-mêmes ses beautés mystérieuses, la ponctuation rythmique insaisissable de Ramón López brosse un arrière-plan nouveau, révélant le relief de la mélodie sous un jour inédit. Avec le Ricercare XXXVIII du grand luthiste Francesco Canova da Milano (1497-1543), la capacité de réinvention du trio s’immisce discrètement au sein d’une œuvre à la facture elle-même très libre (une improvisation notée ?), telle la mise en abyme d’un acte de création spontanée se rejouant à cinq siècles de distance. Quant aux Inventions sur Curumim, la chanson originale du Brésilien Djavan n’y apparaît plus que comme une bribe de souvenir, un prétexte à l’élaboration d’une pièce nouvelle.

Car c’est bien une écriture originale – souvent d’ailleurs très précise – qui guide la musique au fil de la plupart des plages. Mais une écriture qui, dans son mode d’élaboration même, chercherait sans cesse à se surprendre, à déjouer les schémas trop établis. Depuis l’enregistrement en 2012 de "Steady Rollin' Man - Echoes of Robert Johnson”, son hommage au légendaire bluesman, Philippe Mouratoglou utilise largement les open tunings, ces « accordages ouverts » qui délaissent le traditionnel mi-la-ré-sol-si-mi au profit d’autres combinaisons d’intervalles. Tel le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » prôné par Rimbaud, ce dérèglement calculé des cordes ouvre la voie à l’exploration de territoires poétiques nouveaux, un peu en somme comme si l’on peignait les yeux bandés : la perte des repères digitaux, l’effacement de tout automatisme créent les conditions pour que jaillisse l’inattendu, la combinaison harmonique improbable, à la manière de cet « accident » que Bacon appelait de ses vœux. Le choix de l’instrument utilisé – le plus souvent ici une « folk » traditionnelle signée George Lowden – a bien sûr aussi son importance : pourrait-on imaginer le climat crépusculaire de Bleu Sahara ou de Fleurs obscures naître autrement que des profondeurs d’une guitare baryton, à la tessiture une quarte plus grave que la normale ?

Duos librement improvisés en studio, Capricornes et Shamisen nous invitent quant à eux à entrer au cœur de ce processus créatif, ouvrant la voie à une extraordinaire variété de couleurs et de nuances. Dans le premier, l’idée initiale évoque d’abord quelque prélude de musique ancienne, s’enrichissant bientôt des traits d’archet inattendus de Bruno Chevillon, avant de s’évanouir en un nuage d’harmoniques. Dans le second, un accordage insolite et un médiator qui traînait par là, l’énergie du moment et l’intensité de la connexion avec la batterie suffisent à faire advenir un monde musical singulier, qui n’évoquera qu’a posteriori l’instrument à cordes extrême-oriental qui lui donne son titre.

Chacun l’aura en effet ressenti : la création s’affirme avant tout ici dans un acte collectif. Depuis la parution d’“Univers-Solitude”, premier album de ce trio de funambules, la complicité entre eux n’a cessé de s’approfondir, jusqu’à enjamber sans crainte les barrières séparant l’écrit de l’improvisation. De cet espace triangulaire, tissé d’interactions multiples, se détachent de fascinants paysages, des silhouettes d’ombre et de lumière, des tracés insaisissables : comme une vaste fresque qui insensiblement se serait dessinée sous nos yeux, longuement mûrie et pourtant née dans l’instant.

PASCAL ROZAT

Philippe Mouratoglou: guitares acoustiques, compositions

Bruno Chevillon: contrebasse

Ramón López: batterie



Revue de presse

04/11/2021

Ricercare - Philippe Mouratoglou

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