PRINCESS - STÉPHAN OLIVA, SUSANNE ABBUEHL, ØYVIND HEGG-LUNDE

Dans le sillage de Jimmy Giuffre et d’un nouvel art du trio. Au-delà du jazz, un chant libre comme l’air étend l’espace des possibles.

Depuis que le jazz a répandu sa jouvence sur tout le vingtième siècle, il a vu paraître en une poignée de décennies plus de révolutions qu’aucune autre expression artistique au fil de toute l’histoire. Cette aventure faite de ruptures, de subversions, de polémiques et de conflits incarnés dans d’éminentes figures comme Charlie Parker, John Coltrane ou Ornette Coleman, connut aussi son lot de révolutions de velours, dont les acteurs, pour être moins visibles, n’en furent pas moins mémorables. A côté des créateurs en rupture, qui manifestent leur refus des usages anciens, existe donc une parentèle de discrets rebelles qui, à l’exemple du Batrleby de Hermann Melville, « préfèreraient ne pas ». Comme Lennie Tristano un peu avant lui, Jimmy Giuffre fut de ces hommes de l’ombre qui, peu doué pour les pétitions de principe, n’en ont pas moins chamboulé en profondeur la nature même des musiques improvisées. Cela tient parfois à un détail : en se passant de batterie dans son trio historique, le clarinettiste Jimmy Giuffre ouvrait ainsi la voie à une toute nouvelle syntaxe jazzistique qui retrouvait, par un étrange pli de l’histoire, les usages du contrepoint baroque le plus savant. Plus de domination de la mélodie sur l’harmonie, mais une conception horizontale de l’aventure sonore où chaque voix participe égalitairement à créer un tout qui excède la somme de ses parties.

En décidant de se passer de contrebasse, Susanne Abbuehl, Stéphan Oliva et Øyvind Hegg-Lunde — l’un des percussionnistes les plus demandés de la jeune scène norvégienne — redoublent donc un hommage explicite à Jimmy Giuffre par un choix similaire d’allègement de la matière instrumentale : se priver du soutien de l’instrument le plus communément associé aux petites formations de jazz, celui qui assure la cohérence axiale entre le rythme et l’harmonie, c’est précisément affirmer une volonté de sortir de sa zone de confort pour ouvrir le champ des possibles. Cette prise de risque ne doit guère étonner de la part de Susanne Abbuehl, dont les précédents disques tissaient des liens entre poésie moderne (E.E. Cummings, Emily Dickinson) et improvisation vocale ancrée dans l’attention au souffle. Elle s’inscrit en cela dans la lignée d’autres « diseuses » du jazz, comme Norma Winstone ou l’intrigante Patty Waters, mais surtout comme l’héritière la plus légitime de la pionnière Jeanne Lee, dont l’historique album en duo avec Ran Blake, « The Newest sound around » fut en son temps une autre révolution de velours. Susanne Abbuehl eut d’ailleurs le privilège d’étudier avec elle.

Cette tradition toujours moderne, qui s’attache à explorer la plasticité instrumentale du chant et l’expressivité du silence, ne pouvait trouver partenaire plus légitime que Stephan Oliva, pianiste dont la discographie impressionnante témoigne de son goût pour les alchimistes du son, de Bernard Hermann à Giacinto Scelsi en passant par Lennie Tristano. Sans oublier d’autres orfèvres du silence éloquent, comme Don Cherry ou Keith Jarrett, également évoqués ici, soit littéralement soit idéalement dans les trois compositions originales de Stéphan Oliva. Car c’est bien d’idéal, de transmutation, de sublimation, dont il est question dans la quête alchimique : ces très vieilles pratiques ésotériques ont trouvé dans la musique la plus moderne une postérité inattendue. Ce disque, qui fait la part belle à ce qu’il y a de plus subtil dans le geste musical, témoigne d’une recherche identique : alléger la matière afin d’en extraire le principe spirituel, resserrer l’effectif instrumental pour élargir l’espace des possibles. Et si, d’aventure, l’on doutait encore que le monde soit né d’un souffle primordial, ce choral à trois voix où se conjuguent la minéralité percussive et la légèreté aérienne du chant nous en administre peut-être la preuve la plus indiscutable•

GILLES TORDJMAN

Susanne Abbuehl: voix

Stéphan Oliva: piano

Øyvind Hegg-Lunde: batterie




Revue de Presse

02/04/2017